Projet de thèse : Effie Chinaud-Robert – Géant de chair et de pierre : démobiliser les armées du Grand roi des dernières années de la guerre d’Espagne aux premières heures de la guerre de Succession de Pologne (1713-1733)

 

Thèse sous la direction d’Émilie d’Orgeix (EPHE-PSL) et de Benjamin Deruelle (UQAM)

Argumentaire

Ce projet de thèse a pour ambition de saisir les contours de l’entreprise de démobilisation des armées du Grand roi qui, engagée dans les dernières années de la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714), se poursuit jusqu’aux premières heures de la guerre de Succession de Pologne (1733-1738). Il se fonde sur le constat que l’étude de cette période de sortie de guerre demeure un point aveugle de l’historiographie malgré son caractère inédit. En effet, la situation de l’armée française lors de la sortie de la guerre de Succession d’Espagne engage de nouveaux modes opératoires liés à l’importance des effectifs à démobiliser de troupes composées de centaines de milliers d’hommes, dont une partie est toutefois maintenue en service, et à la politique de fermeture de la guerre qui rompt avec celle des précédents conflits. Afin de pallier ce vide historiographique, ce projet propose d’analyser la manière dont cette démobilisation s’opère et ses impacts aussi bien sur la société militaire que civile, tant d’un point de vue humain que matériel. L’enjeu de cette recherche est donc d’observer la gestion des retours de guerre et la manière dont la rencontre entre le monde civil et le monde militaire se déroule dans ce moment si particulier qu’est la sortie de guerre.

Pour étudier cette gestion du domaine militaire en temps de paix, nous mettrons en place une approche multiscalaire. D’abord, en étudiant le processus général de démobilisation au niveau de l’institution militaire et de l’État (gestion administrative des retours, réorganisation de l’appareil militaire, etc). En nous intéressant aussi bien aux individus conservés dans leurs fonctions qu’à ceux congédiés, nous effectuerons des études de cas type à différentes échelles, en tentant de saisir les spécificités potentielles selon les grades, unités (y compris la Maison du Roi et les régiments étrangers), ou armes. Ensuite, en analysant de plus près les rapports entre civils et militaires, en questionnant les lieux et les mots de cette rencontre. Ces interactions marquent en effet l’espace urbain, espace poreux entre monde civil et monde militaire, tout en se structurant autour des politiques sociales et urbanistiques mises en place par le gouvernement. L’analyse de ces rapports, tant au regard de leur inscription spatiale, qu’à travers la justice et les phénomènes que sont le vagabondage, la mendicité, le banditisme et la désertion, constitue notre interrogation centrale.

S’effacer devant la paix : la lente transition des sorties de guerre

Ce sujet s’inscrit dans une historiographie à la fois dynamique et pluridisciplinaire lorsqu’il s’agit des conflits contemporains mais encore peu développée pour la période moderne : la thématique des sorties de guerre. Depuis plusieurs décennies, de nombreux travaux ont contribué à montrer la richesse des  périodes de  sortie de guerre  et des  processus  de démobilisation, notamment après la Grande Guerre¹. La sortie de guerre, période complexe et paradoxale de transition durant laquelle la guerre peine à s’effacer devant la paix, doit être observée non pas comme «une inexorable pacification ²», mais comme un régime temporel lent qui n’est ni continu, ni homogène. La frontière entre le temps de la guerre et celui de la paix demeure longtemps poreuse. Notre intérêt se porte donc sur le processus de sortie de conflit pour ce qu’il révèle des formes de la guerre qui vient d’être menée, des hommes qui y ont été engagés et de la période de paix qui débute – car en temps de paix persistent les constructions idéologiques qui ont été forgées en temps de guerre. À cet égard, notre attention se porte sur le dialogue qui se noue entre les combattants (maintenus ou démobilisés) et l’institution militaire mais aussi, et surtout, avec les civils. L’étude des changements qui ont lieu au sein de l’armée, mobilisée sans relâche depuis plusieurs dizaines d’années, se fera par une approche multiscalaire des hommes et des lieux concernés par cette transition.

Loin d’une histoire de la guerre qui célébrerait les vainqueurs, notre étude souhaite mettre en lumière les hommes qui ont composé les rouages du Géant du Grand Siècle et qui subissent cette entreprise de démobilisation. La captivité de guerre à l’issue des traités de paix, tout comme les phénomènes de désertion, mettant en lumière les temporalités différées propres aux sorties de guerre, prennent ainsi toute leur place dans notre travail. L’étude de la gestion de la désertion post conflit présente également l’intérêt de révéler les tensions existantes entre l’institution et les soldats dans un contexte de retour à la paix. Enfin, le constat d’une démobilisation partielle amène à questionner le maintien de certaines opérations et le sort des soldats qui demeurent en service dans ce nouveau contexte de paix, par exemple dans le cadre du conflit persistant avec l’Espagne jusque dans les années 1720.

La spatialité du processus de démobilisation est également à prendre en compte. En effet, la confrontation entre monde militaire et monde civil s’opère dans divers lieux (places fortes, frontières, bâti urbain, bâti militaire dans la cité) qui, tour à tour, désaffectés, réemployés, transformés, remodèlent l’économie logistique territoriale et les relations entre militaires et civils. Analyser d’un point de vue spatial la place de la guerre dans l’espace civil, ainsi que son évolution durant le processus de sortie de guerre, permet de questionner tant les fonctions que les usages des lieux dans leurs rapports entre militaires et civils.

Une armée en cours de professionnalisation : la cohésion d’un corps à l’épreuve de mutations sociales et institutionnelles

Cette période complexe, et paradoxale, de transition durant laquelle la guerre peine à s’effacer devant la paix est également une période durant laquelle l’armée connaît de profondes mutations. En effet, les dernières guerres du règne de Louis XIV sont marquées par la transformation du métier des armes en une réelle profession. L’armée sans « uniforme ni durée », selon les mots de John Lynn, disparaît peu à peu. Cette restructuration de l’appareil militaire est surtout illustrée par la construction d’un nouveau modèle d’officier. Empreint de la culture du mérite instituée par la monarchie, il s’inscrit désormais dans un véritable service public de la guerre³. Les vingt années qui s’écoulent entre 1710 et 1733 mettent en lumière les permanences et les mutations à l’œuvre dans ce processus : de nombreuses réformes visant à réduire sensiblement les effectifs militaires sont adoptées dans les six premiers mois de l’année 1716 ; la milice devient permanente en temps de guerre comme en temps de paix à partir de 1726. Le maintien du service ordinaire de certains corps, même lorsque les armées du roi ne sont plus engagées dans un conflit, témoigne également de l’intégration de la culture du service et du mouvement de disciplinarisation que connaît l’armée à cette période. Ce constat amène ainsi à s’intéresser à la réorganisation de l’institution militaire, fortement marquée par le contexte politique contemporain, c’est-à-dire à l’administration des troupes pendant ces vingt années à la fois dans leurs modalités institutionnelles, mais aussi dans leurs aspects concrets, au quotidien.

Quand le civil se confronte avec le militaire : les mots et les lieux d’une rencontre

Malgré l’ampleur du processus de démobilisation, la guerre peine à s’effacer totalement et les rapports entre civils et militaires nous le révèlent. L’entreprise de désengagement militaire pose inévitablement la question de la rencontre entre la culture des armes et la société civile. En effet, comme le soulignent Guillaume Piketty et Bruno Cabanes, «une histoire des sorties de guerre se doit d’être particulièrement attentives à ces “rites de réincorporation” qui scandent le retour des hommes à la vie civile³. Lors de leur réinsertion dans la société, les soldats démobilisés font face à un véritable renversement identitaire et sont contraints de se défaire de leur identité de combattant. Ce long processus inscrit certaines pratiques guerrières dans la société. L’étude de leur entrée – périlleuse – dans le champ quotidien permet d’interroger les mécanismes de (re)construction mis en place par le groupe issu du monde des armes afin de se forger une nouvelle identité au contact d’un monde dont il est de plus en plus séparé au cours du XVIII^e siècle. Cette approche, menée dans une perspective systémique, s’effectue en partie au prisme de la notion de culture de guerre⁴. Ce concept, qui constitue un outil important pour les recherches portant sur les sorties de guerre, a été développé dans les travaux de Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker sur la Première Guerre mondiale. Les deux historiens définissent la culture de guerre comme « le champ de toutes les représentations de la guerre forgées par les contemporains : de toutes les représentations qu’ils se sont données de l’immense épreuve, pendant celle-ci d’abord, après celle-ci ensuite⁵ ». Interroger cette notion dans le cadre de notre étude nous amène donc à questionner la cohésion du groupe (dés)armé, ses pratiques et représentations, son habitus, qui gravitent autour de lui par rapport à la guerre au sein de la société civile réintégrée.

La porosité des frontières entre monde civil et monde militaire peut s’observer au sein même de l’espace urbain qui peut être pensé pour des objectifs militaires (place forte) ou marqué par la présence de lieux comme la caserne. Cette présence matérielle du militaire dans la ville met en lumière le dialogue qui existe entre société urbaine civile et société militaire. Les logiques spatiales de l’intégration de l’armée dans la ville oscillent entre tension – liée à la fermeture disciplinaire que connaît l’armée au XVIII^e siècle – et ouverture sociale et culturelle. L’étude de la démobilisation des armées ne peut donc faire l’économie d’une analyse matérielle des lieux marqués par la présence – permanente ou passagère – des armées. Après la guerre de Succession d’Espagne, les espaces marqués par la présence des troupes, qu’ils soient bâtis ou paysagers, connaissent des changements de fonctions et d’usages qu’il conviendra d’analyser. La réinsertion du soldat dans la société passe ainsi par une réadaptation des savoirs militaires au profit de la sphère civile, et dans ce cadre le monde de la sphère bâtisseuse ne fait pas exception – l’expertise militaire se met au service de la vie civile et les bâtiments militaires subissent de nombreuses reconversions. Les espaces urbains connaissent également des mutations pour accueillir des vétérans. À ce titre, l’étude des Invalides, comme des casernes qui se développent au XVIII^e siècle, permettra d’éclairer l’inscription des anciens soldats dans l’espace de la cité. L’étude des lieux, et de l’espace, permet également d’introduire une réflexion sur la place des femmes dans le processus de démobilisation. En effet, ces dernières possèdent un rôle essentiel dans les armées modernes – elles suivent les armées en marche (épouse et conjointe, vivandière, lingère, prostituée) – et pourtant, au cours du XVIII^e siècle, une ségrégation genrée se développe notamment par le biais des casernes dont elles sont exclues.

La rencontre du civil et du militaire, dans ce moment particulier et violent qu’est la sortie de guerre, fortement marquée par les représentations forgées durant le conflit, pose la question des interactions entre ces groupes et les institutions. Si la guerre semble s’éteindre aux frontières, ses agents doivent réintégrer une société qui aspire au rétablissement de la paix et de la concorde. Démobilisation et réinsertion des anciens soldats dans le corps social riment alors bien souvent avec exclusion, violence, pauvreté. C’est donc aux relations entre militaires et civils, ainsi qu’à leur régulation dans cette zone grise que constitue la sortie de guerre, que nous souhaitons nous intéresser. Dans quelles conditions s’effectue le retour de guerre pour les vétérans ? À quelles institutions sont confiées le soin d’orchestrer leur réintégration, ou au contraire, leur exclusion de la société ? Dans quelles mesures celles-ci contribuent-elles à forger leur statut et leur identité d’anciens combattants, tiraillés entre société civile et militaire, entre justice civile et militaire ? Ces questions seront envisagées à partir des phénomènes que sont le vagabondage, la mendicité et le banditisme des soldats démobilisés à l’issue de la guerre de Succession d’Espagne. En questionnant la limite entre justice militaire et justice civile, ainsi que la notion de justice transitionnelle – entendue comme l’ensemble des décisions permettant de passer d’un état conflictuel à une situation de paix –, elle interroge aussi les difficultés qui président au rétablissement de la paix civile et de la concorde sociale.

Afin de traiter au mieux l’ensemble de ces thématiques, sera mobilisée dans un premier temps la sous-série A1 (Correspondance du secrétaire d’État à la Guerre), conservée au Service Historique de la Défense (SHD). Elle rassemble à la fois les minutes des lettres expédiées et la correspondance reçue groupée par théâtre d’opération, ainsi que les registres du Conseil de Guerre. Ces documents nous permettent d’aborder les processus de négociations des traités de paix et de gestion des prisonniers comme le fonctionnement de la machine militaire (discipline, administration des troupes, milice, casernes), la transmission et l’exécution des ordres, la gestion des affaires de police militaire et le maintien d’opération jusque dans les années 1720. Cette correspondance constitue également une source précieuse pour l’approche financière et économique. Associée à d’autres fonds du SHD comme les registres de contrôle des troupes et des officiers et les différentes sous-séries concernant les unités et états-majors du département de la Guerre, cette correspondance apparaît comme une source privilégiée pour l’histoire de la société militaire dans son ensemble. Les archives techniques du Génie, issues du Dépôt des fortifications (sous-série IV), également conservées au SHD, permettent d’observer les relations entre civils et militaires au sein de l’espace urbain, mais également de saisir les évolutions de ces lieux au moment du processus de démobilisation. L’analyse de ces documents se fera conjointement avec celle des atlas urbains et codes militaires, afin de retracer les parcours des hommes démobilisés dans leurs interactions avec la population civile, et l’évolution des espaces bâtis militaires dans l’espace de la société civile. Afin d’opérer des analyses plus précises de certaines villes, les délibérations des conseils municipaux, conservés dans les archives départementales des espaces concernés, seront également à dépouiller. Les sources judiciaires conservées dans la série X (archives du Parlement de Paris) et dans la sous-série Z1c (archives de la connétablie et de la maréchaussée), toutes deux conservées aux Archives Nationales (AN) seront également mobilisées. L’analyse systématique des procès (registres de dépôt, minutes de sentences, etc.) et des papiers du Conseil de la Guerre (sous-série A1) permet d’interroger les réactions des communautés civiles, ainsi que des institutions (de prise en charge comme les Invalides, mais aussi de répression comme la police et la justice) face à leurs débordements. Enfin, nous nous appuierons sur de nombreuses sources imprimées. D’abord des périodiques, chroniques et journaux contemporains qui peuvent nous renseigner sur les logiques de lectures et de représentations des évènements politiques et militaires d’alors. Ces sources permettent l’étude des représentations de la société militaire et de la construction d’une identité qui lui est propre. Enfin, nous nous appuierons sur l’abondante production imprimée normative, et littéraire, qui permet de saisir les rouages de l’institution militaire et les logiques qui la traversent.

 

1. CABANES, Bruno ; PIKETTY, Guillaume, « Sortir de  la guerre :  jalons pour une histoire  en chantier », dans Histoire & Politique, vol. 3, no. 3, 2007, p. 3
2. Selon les mots d’Hervé Drévillon dans son ouvrage L’impôt du sang. Le métier des armes sous Louis XIV, paru en 2005
3. CABANES, Bruno ; PIKETTY, Guillaume, Ibid, p. 6
4. GUINIER, Arnaud (dir.), La construction du militaire, t. 2 : Cultures et identités combattantes en Europe de la guerre de Cent Ans à l’entre-deux-guerres, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2017, 358 p ; OFFENSTADT, Nicolas ; OLIVERA, Philippe ; PICARD, Emmanuelle et ROUSSEAU, Frédéric, « À propos d’une notion récente: la “culture de guerre », dans F. Rousseau (dir.), Guerres, paix et sociétés, 1911-1946, Neuilly, Atlande, 2004, p. 667-674.
5. AUDOIN-ROUZEAU, Stéphane ; BECKER, Annette, « Violence et consentement : la ‘’culture de guerre’’ du premier conflit mondial » dans Pour une histoire culturelle, sous la direction de RIOUX, Jean-Pierre et SIRINELLI, Jean-François, p. 252

 

Illustration : Vue de place forte, non datée, collection Général Vanson. Source: Département des beaux-arts et du patrimoine, Musée de l’Armée

 

 

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