Romuald Casier – La défense de la Corse contre les barbaresques […]

Titre complet de la thèse : La défense de la Corse contre les barbaresques : phénomène d’édification de tours et stratégie territoriale

Thèse de doctorat sous la direction de Nicolas Faucherre (Aix-Marseille – LA3M-AMU)

Introduction

Au début de la recherche doctorale, entamée en 2018, le corpus architectural étudié semblait pouvoir répondre à la désignation de « tours littorales » ou encore de « tours génoises ». Toutefois, au gré des investigations et expertises de terrain, il a été mis en évidence que les adjectifs habituellement attribués à ces tours étaient tantôt abusifs, tantôt restrictifs. Le terme « génois » attribue de manière exclusive l’origine des tours à la République de Gênes, ce qui exclut par ailleurs toutes les tours issues d’un acte de construction spontané et collectif des populations autochtones [1]. A noter que ces tours communautaires respectent non seulement la période d’édification mais aussi l’archétype architectural véhiculé par les génois. Le terme « littoral » sous-entend, quant à lui, une implantation exclusivement côtière, ce qui dans un territoire pourtant insulaire exclut des tours érigées en retrait de villages plus ou moins distants des côtes, mais néanmoins co-visibles aux marines et zones d’activités du littoral. Par conséquent, la problématique abordée autour de cet ensemble architectural met aujourd’hui en évidence une difficulté à inclure, ou au contraire à exclure, l’un ou l’autre édifice par simple restriction nominative. Par ailleurs, l’échelle d’investigation, limitée dans un premier temps au périmètre côtier, se voit progressivement renforcée par une approche élargie aux zones d’habitations et/ou d’activités ayant entretenu une relation visuelle avec la mer durant les périodes d’invasions barbaresques. Pour ces raisons le sujet traité par ce doctorat cherche aujourd’hui à intégrer deux grands angles d’investigation ; « le phénomène d’édification de tours » à échelle du bâti, et « la stratégie territoriale » à échelle du paysage. Quant à l’intervalle chronologique étudié, si les années 1530 à 1620 [2] correspondent à la période d’édification des tours, il semble intéressant de chercher à comprendre les raisons antérieures ayant justifié l’établissement d’une telle stratégie de défense, ainsi que de vérifier la réelle efficacité remportée par ce dispositif à l’issue des attaques barbaresques [3].

1/ Phénomène d’édification de tours

Il apparaît donc essentiel de dresser, avant toute autre chose, un inventaire capable de mettre en évidence une classification typologique et basé sur une caractérisation architecturale [4]. A ce stade, les investigations de terrain entamées il y a 24 mois ont permis de réaliser 85% de l’heuristique. La mise en place d’une méthodologie spécifique de relevés a d’ores-et-déjà permis de documenter 67 des 80 tours conservées [5]. La compréhension générale de ces édifices se voit complétées par des données tangibles, directement récoltées sur la source monumentale : dimensions, proportions, techniques constructives, nature des matériaux, détails architecturaux, … [6] Mis en parallèle aux recherches historiques et archivistiques, menées ces dernières années sur la source documentaire [7], cette nouvelle campagne d’investigation permet de mieux rendre compte de la diversité architecturale développée par ce phénomène d’édification. La confrontation des divers relevés ne laisse entrevoir aucune logique apparente ; ni géographique, ni chronologique. Il semble davantage que ces constructions, clairement inspirées de l’archétype génois, reflètent par ailleurs l’individualisme de communautés et constructeurs locaux [8].

Ce constat tend à mettre en évidence la singularité d’un patrimoine sériel [9]. A noter que la diversité observée nécessite une vaste critique d’authenticité [10], capable de distinguer les caractéristiques originelles des nombreuses transformations héritées du XXe siècle.  En effet, dès le XVIIIe siècle, les tours se voient abandonnées en raison de leur progressive obsolescence militaire. Bien que certaines d’entre elles furent le décor des guerres paolistes entre 1760 et 1768 ou encore lors de l’intervention anglaise de 1793, un inventaire établi en 1857 n’en compte plus que 67 debout, affectées aux ponts et chaussées par décret impérial. Leur rôle se limite alors à de simples emplacements d’observation du littoral, n’entraînant aucune campagne de sauvegarde ou des restaurations avant la deuxième moitié du XXe siècle, sous l’impulsion du Conservatoire du littoral. Par conséquent, nous pouvons partir de l’hypothèse que ces tours ont conservés une relative authenticité jusqu’aux années 1950 [11], après quoi des restaurations plus ou moins documentées ont pu sensiblement modifier la source architecturale étudiée lors de nos investigations. Ce constat confie un intérêt majeur aux sources photographiques, principalement issues des cartes postales des années 1930 [12], soit une vingtaine d’années seulement avant les premières restaurations. Parallèlement aux relevés photogrammétriques effectués, une collecte de cartes postales est actuellement en train d’être constituée [13] afin d’établir, sur base de cette source, une critique d’authenticité, et par conséquent, une sélection pertinente des tours les plus significatives.

2/ Stratégie territoriale

A l’origine de ce doctorat, une première investigation, menée en 2016 sur l’ensemble du littoral [14], avait permis de constater un caractère approximatif dans la soi-disant co-visibilité reliant chacune des tours. En effet, la réalisation de coupes topographiques [15], entre chaque tour et ses voisines, mis en évidence l’impossibilité de garantir une co-visibilité systématique, en raison d’une topographie très accidentée sur l’ensemble du littoral.  Toutefois l’implantation de tours vers l’intérieur des terres, et l’usage de colonnes de fumée – attesté par la présence systématique de souches de cheminées sur chacune des terrasses, ainsi que la représentation de feux sur certaines cartes anciennes [16]– permet d’imaginer un réseau de communication complexe regroupant des vues directes (par co-visibilité), des vues indirectes (par fumées) ou encore des vues fractionnées (par relais). Notons que cette hypothèse se base arbitrairement sur une vision « complète » d’un ensemble de près de 100 tours tel que nous pouvons l’imaginer aujourd’hui. Toutefois, la chronologie d’édification actée dans les archives de Gênes, met en évidence un phénomène étendu sur près d’un siècle. De ce fait, deux ouvrages géographiquement voisins ne sont pas nécessairement contemporains et ne peuvent, en ce sens, garantir que la co-visibilité observée aujourd’hui ait été conçue volontairement sous une seule et même initiative.

Lors des investigations de terrain, menées lors des campagnes de relevés sur les tours, l’appréhension du territoire a permis de constater qu’outre l’existence (voulue ou non) de relations visuelles entre les différentes tours, ces dernières semblaient entretenir d’autres liens avec les marines, les villages reculés et mêmes les citadelles parfois éloignées de plusieurs kilomètres [17]. Ce constat, à rapprocher des archives cartographiques [18], soulève l’hypothèse d’une stratégie territoriale, mais surtout il interroge sur la nature de l’attaque et les objectifs de défense. S’agit-il davantage d’une défense active (c’est-à-dire qui témoigne de comportements, méthodes et équipements visant à supprimer ou réduire l’efficacité d’une attaque ennemie et incluant l’utilisation d’armes) ou plutôt d’une défense passive (c’est-à-dire vouée exclusivement à l’information, la détection, et à l’aménagement de lieux permettant d’empêcher ou de retarder toute intrusion), voir encore d’une défense préventive (par vigie et alerte des populations) ? Pour comprendre un ouvrage militaire, il semble essentiel de connaitre non seulement l’identité de l’assaillant, mais aussi celle du défenseur ainsi que de son territoire. En pratique, cela requiert une approche davantage tournée vers les techniques de cartographies permettant d’intégrer les données topographiques de l’implantation. Pour chacune des tours, les relevés réalisés peuvent être introduits dans un système d’information géographique (SIG), ce qui permet de déterminer les cônes de visibilités depuis chacune des tours, et ainsi tenter de déterminer l’identité de ceux bénéficiant de sa protection. A ce stade des investigations, seul un test a été effectué sur une trentaine de tours [19]. Ce test est concluant et devra être affiné par la prise en main du logiciel spécifique et des compléments d’expertise sur terrain. De prime abord, la défense de la Corse au XVIe siècle ne respecte pas une stratégie globale et périphérique, mais davantage des stratégies communautaires et transversales depuis la mer (l’attaque) vers les villages (la défense).   

En guise de conclusion à cet état de recherche, il est possible de rapprocher cette double échelle d’investigation (architecture et territoire) à la double réalité que reflète la Corse au XVIe siècle, selon que l’on se positionne à la place de la colonie corse, ou de la métropole génoise.

Pour le corse, il s’agit d’un ouvrage de protection dont l’analyse s’opère à échelle de l’architecture ; l’existence ou non d’une citerne, l’épaisseur des murs, les équipements intérieurs, le profil du couronnement (à mâchicoulis ou à bretèches), la nature de l’armement et l’identité des Torregiani.   Cette architecture inscrit naturellement dans la mémoire collective un symbole de défense pour les populations, accompagné des rôles supplémentaires de douanes marchandes, guide pour la navigation, poste sanitaire, agent public du fisc ou même lieu de perception de divers droits [20]. Pour le génois, il s’agit d’un outil de gestion dont l’analyse s’opère à échelle du territoire et témoigne de la stratégie immobilière, progressivement mise en place par l’Office de Saint-Georges pour garantir un certain contrôle sur le territoire insulaire. L’autorisation d’ériger une tour s’obtiendra en effet par un système de concessions, cherchant à contrer la désertification des plaines fertiles du littoral et la féodalisation persistante dans certaines familles corses.

En considérant la défense de la Corse, sous le regard autochtone ou métropolitain, la recherche intègre automatiquement les problématiques d’un « phénomène d’édification de tours » et de la mise en place d’une « stratégie territoriale ».

Notes

[1] Exemples des tours érigées au XVIe siècle à l’initiative des communautés villageoises de Rogliano et Tomino. L’existence de ces tours à l’intérieur du pays est d’ailleurs mentionnée dans un rapport de l’archiviste départemental sur un projet de classements des tours de la Corse. Paul Graziani. le 14.09.1925.  

[2] Période chronologique d’édification établie par A-M. GRAZIANI. 2017, La défense maritime de la Corse. La construction des tours liées aux concessions des terres, Conférence du 05.08.2017 à organisée par l’Association Letia Catena.

[3] R. CASIER. 2019, Les tours littorales de Corse (1530-1620) : Entre projet et réalité, exposé du 23 janvier 2019, dans le cadre du cours LHART2400 – History of fortification, military arts – dispensé par Philippe Bragard à l’UCLouvain – site de Louvain-la-Neuve. 

[4] R. CASIER. 2019, Caractérisation architecturale des tours de Corse (1530-1620) : de la Dématérialisation des sources monumentales, vers une Modélisation analytique, 4e Colloque du Laboratoire Régional d’Archéologie – « Six millénaires en Centre Corse : archéulugia, storia, architettura, tupunimia, geulugia – à l’Université de Corse à Corte.

[5] R. CASIER. 2019, Classification typologique des tours littorales de Corse par une transcription graphique de la source monumentale : élaboration d’une méthodologie, communication lors de la Journée d’études des jeunes chercheurs de la SFR « Numérique & Patrimoine » – « La recherche sur le patrimoine et les outils numériques à l’épreuve de l’expérimentation » – Université de Lille.

[6] Cette approche architecturale s’inscrit dans la continuité des investigations entamées en 1990 sur un corpus plus restreint. MERIA, Guy, Francis ROMBALDI. 1990, Les tours du littoral de la Corse, Ajaccio : La Marge Edition. 143 p.

[7] A-M GRAZIANI. 2020, Les tours du littoral de la Corse : Sentinelles de la mer XVIe-XVIIIe siècles, Ajaccio. Ed Piazzola.

[8] A-M GRAZIANI. sd, Les bâtisseurs de la tour de Campomoro, S.L. : Elisa (Syndicat intercommunal pour la gestion des espaces naturels littoraux du Sartenais). 60 p.

[9] R. CASIER, E.TOMAS, L.VIDAL. 2018, Les tours littorales, monuments patrimoniaux sériels : vers un protocole d’étude et de recherche, Colloque du 9 au 11 novembre 2017 : 20 ans d’archéologie en Corse. Palais Fesch – Musée des Beaux-Arts à Ajaccio.

[10] R. CASIER. 2018, Les tours littorales de Corse (1530-2018) : Transformation, restauration, reconversion « entre authenticité et métamorphose », Colloque International du 7 au 29 septembre 2018 à Carcassonne : Châteaux et cités fortifiés, les apports des nouvelles connaissances à la notion d’authenticité – Session 1 : Les fortifications du Monde méditerranéen.

[11] Cette authenticité découle d’une obsolescence militaire rapide (absence de transformations de l’artillerie dès le XVIIe siècle), de l’absence même du concept de restauration jusqu’au début du XXe siècle (amené par Viollet-le-Duc 1814-1879), et à l’achat tardif des tours par le Conservatoire du Littoral (créé en 1975).

[12] Ces cartes postales émanent de l’influence touristique pour « l’île de beauté », à mettre en parallèle avec l’instauration des congés payés en France le 7 juin 1936.

[13] Cette collecte est majoritairement réalisée au départ du site de vente en ligne www.delcampe.net/fr/collections/cartes-postales/

[14] R. CASIER. 2016, Diagnostic architectural, urbaine, paysagère et archéologique des tours génoises de Corse, Rapport d’opération. Ajaccio : Direction Régionale des Affaires Culturelles de Corse.

[15] Ces coupes topographiques ont été réalisées à l’aide d’un outil de mesures (établir un profil altimétrique) sur geoportail.gouv.fr/carte

[16] La représentation graphique de colonnes de fumées est par exemple observée sur la Carte de l’Isle de Corse (paroisse, principaux hameaux, circonscriptions, tours) de 1741. Gallica

[17] R. CASIER. 2020, Une citadelle dispersée : Contrôle territorial de la Corse par l’édification génoise de tours côtières, 37e éditions de journées européennes du patrimoine A Citadella di Corti : Une citadelle pour horizon. Le 19.09.2020 au Musée de la Corse à Corte.

[18] A-M. SALONE. 2000, La Corse : images et cartographie, Ajaccio : Editions Alain Piazzola.

[19] Test effectué sur Qgis, version d’étudiant à modalités limitées

[20] MERIA, Guy, Francis ROMBALDI, 1990. Les tours du littoral de la Corse, Ajaccio : La Marge Edition. 143 p.

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